Le « luxe », c’est pour les pauvres

Il y a une fille qui vit dans un village non loin du mien. Il m’arrive de la voir à notre arrêt, lorsque je prends le train pour me rendre en ville. C’est une fille assez spéciale. Du genre qu’on ne croise pas souvent dans notre coin de campagne isolé de tout. Très féminine, cheveux très longs. Le visage toujours grave et le pas toujours rapide, comme si elle voulait fuir rapidement nos sombres vallées pour des ambiances plus urbaines.

Elle a l’air un peu du genre fille à papa. Ses parents lui ont mis à disposition une Audi A4 noire, pas ostentatoire, mais confortable, avec laquelle elle peut très vite quitter notre gare champêtre pour retourner chez elle. Son père doit être un artisan qui gagne assez bien sa vie, ou un truc du genre. Pas des riches, donc, juste une honnête famille assez aisée. Sinon elle ne s’embêterait pas à prendre le train avec les gueux.

Ce qui m’amuse, c’est sa dégaine. Ses vêtements sont étrangement assez sommaires. Je veux dire, assez discrets en général. Jeans banal, dad shoes, petit veston.

Ce qui me surprend, c’est surtout son appétence pour les accessoires « luxe ». A chaque fois que je la vois, ça ne loupe pas : Petit sac Gucci, écharpe Yves Saint Laurent et cerise sur le gâteau, elle se trimbale tout le temps avec un petit sachet cartonné rose siglé « Chanel », dont les plis et les replis indiquent qu’elle y tient comme s’il valait autant que ce qu’il est supposé contenir. Parfois, je l’observe quelques secondes ces coquetteries maladroites d’un air attendri. Il m’arrive même d’hésiter à lui dire : « Ma chère, tu as trop de potentiel pour t’infliger ça. Il est temps de grandir ».

Ce matin même, je fixais son sac et son écharpe, bardés de sigles « GG » et esquissais cette fois-ci une moue assez peinée. Cet attirail me semblait être de la contrefaçon premium, de la copie relativement qualitative comme on en voit sur certains sites chinois. Puis je me suis ravisé en me disant qu’après tout, c’était peut-être du vrai.

Puis je réalisais alors que cela n’avait aucune importance. Que l’attirail Gucci de cette fille soit authentique ou pas, le résultat est le même : c’est vulgaire, c’est laid, c’est grossier, ce n’est pas élégant pour un sou. Pire : c’est misérable. C’est cheap. Quand bien même sa seule écharpe coûterait sans doute plus cher que tout ce que je portais sur moi, ce qui était sans doute le cas.

Porter du Gucci, du Louis Vuitton, du Dior : c’est de mauvais goût

Porter du « luxe », c’est bien souvent, selon moi, le comble de la vulgarité. Je ne parle pas des contrefaçons évidentes. Je parle de pièces authentiques.

En fait, j’ai bien plus d’estime pour le cacou qui a le courage de porter des faux grossiers que pour le gogo qui se croit intelligent en claquant littéralement son salaire pour s’acheter du vrai Gucci. Et surtout, pour s’acheter tout ce que Gucci et autres marques du même genre font de plus ostentatoire, donc de plus laid.

Toutes ces marques de « luxe » gagnent leur argent sur le dos de « pauvres » qui veulent avoir l’air d’être « riches » et qui s’imaginent que les vrais « riches » s’habillent de cette manière. C’est pathétique. Je ne dis pas ça avec mépris (le mépris de classe est vulgaire et contre la charité), mais avec une vraie peine.

Rien de nouveau, me direz-vous, que de voir la classe populaire chercher à s’habiller à la façon, réelle ou imaginée, de la classe supérieure. C’est ce que faisaient déjà les lascards new-yorkais du célèbre Lo-life crew, adeptes de vêtements Ralph Lauren, ou les lascards franciliens des années 1990, friands d’ensembles Lacoste ou Sergio Tacchini.

Ces marques ont été d’abord été gênées par cette récupération inopportune de leurs vêtements par les classes dangereuses. Mais depuis que le rap est devenu une composante majeure de la culture pop, ces enseignes de luxe se sont mises à astucieusement exploiter le filon avec des gammes de produits spécifiquement conçus pour s’adresser à une clientèle jeune, habituée au streetwear. Par marque de luxe, je ne parle pas de Lacoste et Ralph Lauren, mais de Louis Vuitton, Prada, Balanciaga et compagnie.

Je trouve que s’habiller avec ce genre de marques de luxe « grand public », c’est doublement une mauvaise affaire : pour le porte-monnaie et pour le bon goût. Je comprends bien ce qui incite la jeune néo-cagole et la jeune racaille à se parer de sigles LV. Je trouve juste ça dommage et encore une fois, souvent pathétique. Au fond, ce n’est pas tellement une question de classe, puisque les cagoles et les racailles qui affectionnent ce genre de produits gagnent souvent bien leur vie de façon malhonnête.

Cela ne veut pas non plus dire que tout ce que font ces marques est forcément vulgaire. Je ne dirais pas non, par exemple, à une belle paire de Gucci « horsebit ». A condition qu’on me les offre ou que je les trouve à un prix très raisonnable. Il ne me viendrait pas à l’idée de dépenser plus de 200 euros dans une paire de chaussures, surtout de simples chaussures de ville. Et 200 euros est déjà un extrême. Mais surtout, il ne me viendrait pas à l’idée de revendiquer fièrement le port d’une écharpe bardée de logos LV ou un sac flanqué d’un gros logo GUCCI bien ostensible. Ce serait une honte pour moi plutôt qu’un motif de fierté. Ce serait signaler au monde extérieur l’étendue de ma vanité et ma qualité de parvenu.

Certes, les « riches », du moins certains d’entre eux, portent des vêtements de luxe. Mais précisément, les « riches » qui portent des vêtements de luxe le font de manière à ce que ces vêtements passent inaperçus pour le commun des mortels et afin qu’ils ne soient révélés qu’aux initiés, à ceux qui en sont.

S’habiller richement est à la portée de tous les cœurs nobles

J’ai le souvenir, enfant, d’un ami de la famille. Un vieux banquier suisse avec quelques millions de côté, qui m’avait offert une superbe chemise Burberry que je possède aujourd’hui encore. A l’époque, je n’entendais évidemment rien à la mode et l’accoutrement de ce banquier me semblait des plus ordinaires. Élégant, mais très banal en apparence. Il portait cependant sans doute pour environ 1500 ou 2000 francs suisses de sapes sur son dos. Mais seul un pair suffisamment instruit pouvait reconnaître les codes raffinés de sa mise. Et seul l’ami intime pouvait éventuellement apprendre où le banquier se fournissait. En faire l’étalage, directement ou indirectement, aurait été totalement inconvenant.

Cependant, ce code sophistiqué (et pourtant simple à comprendre) n’a pas toujours force, surtout chez les « nouveaux riches » ou chez ceux qui se considèrent comme tels, ou encore, chez ceux qui veulent en être.

En réalité, s’habiller « comme un riche » ne veut pas dire grand’chose. Dans les époques où j’étais passablement fauché, je continuais de me vêtir de la même manière. Un proche, qui porte peu d’attention à son allure, m’a dit un jour que je m’habillais comme un pape, alors que je portais une simple chemise avec un jeans et des mocassins. Pourtant, n’importe quel try-hard en t-shirt Balenciaga aurait eu sur lui au moins 10 fois la valeur de mes vêtements.

Tout ça pour dire que s’habiller avec des produits de luxe ne signifie pas « bien s’habiller ». En fait, je dirais que ça tend à devenir le contraire. S’habiller avec des habits de luxe, c’est bien souvent le signe explicite de la pauvreté. Matérielle ou spirituelle.

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